Vers une éthique de l’ambition

La vie que nous avons reçue a de la valeur. Être en vie ça ne devrait pas être une anecdote, quelque chose que nous faisons pour passer le temps entre deux périodes d’éternité.

Si nous sommes là, avec plus ou moins 4160 semaines de vie, avec un cerveau capable d’invention et de créativité, avec un mélange unique de gènes et d’influences culturelles, avec une personnalité complexe et unique qui nous donne un regard sur le monde que personne d’autre ne partage, avons-nous le droit de passer notre temps à le tuer ?

C’est confortable de se laisser porter, de laisser nos idées être dictées par l’extérieur, de laisser notre vie être dirigée par les options qui nous sont proposées. Je comprends comment l’on peut choisir cette vie-là, celle qui consiste à ne rien bousculer. C’est brutal de se regarder en face et de se demander: qu’ai-je d’unique à proposer au monde ?

C’est brutal de décider: je vais me marginaliser. Je ne saurai pas de quoi les gens parlent quand ils m’expliqueront leur vie. Je ne comprendrai pas leurs enjeux. Je ne partagerai pas leurs plaisirs et leurs déceptions. Parce que j’aurai créé une manière d’être qui ne correspondra qu’à moi.

Je ne vais pas aux soirées. Je sors aussi peu de chez moi que possible. Je travaille et je dors.
De temps en temps, des amis passent et me tirent de mon isolement volontaire. J’aime bien les moments que nous passons ensemble. Ils m’aèrent et me sont nécessaires mais je sais aussi combien ils peuvent être semblables au chant des sirènes.

A petite dose ce sont des moments importants. Trop réguliers, ils sont la route directe vers mon naufrage.

Ce qu’est l’ambition ?

La difficulté de l’ambition c’est que sa définition est toujours personnelle. Ce à quoi j’aspire n’est pas ce à quoi vous aspirez. Pourtant partout tout le temps les média nous bombardent de modèles d’ambition: voilà ce qu’il faut vouloir, voilà qui il faut devenir, voilà l’ambition qui a du sens.

C’est absurde. Puisque chacun est unique, chacun naît avec sa propre version de sa réalisation personnelle.

Alors qu’est-ce que j’appelle l’ambition et pourquoi parler d’une éthique de l’ambition ?
L’ambition, c’est repousser toujours les limites de ses possibles. C’est travailler pour voir jusqu’où l’on est capable de pousser notre existence. Avec cette précision: il faut avoir d’abord identifié ce qui est proprement nous, ce qui est notre excellence personnelle.

Il n’y a qu’après avoir découvert ce qui faisait rayonner notre essence que nous pouvons chercher à faire toujours davantage cette chose-là.

Et puis il faut viser l’impossible pour le rendre possible, parce que l’ambition ne se satisfait pas des petites échelles.

Si vous savez comment faire, ce n’est pas la bonne ambition.
Si ce que l’on vise est impossible c’est uniquement parce que nous ne l’avons pas encore fait et que nous n’avons rien fait de semblable. Alors nous ne voyons pas comment nous pourrons réaliser cette chose particulière.

Si nous savons faire, notre ambition est trop petite. Si je dis: “je veux écrire un livre”, je sais déjà faire. Il n’y a rien d’ambitieux là-dedans. Je connais chaque étape du travail, je connais les difficultés et je sais comment les surmonter, ce n’est qu’une question de temps. Il n’y a pas de dépassement de mes connaissances, seulement des efforts connus.

Si je dis: “je veux écrire un livre qui sera une pierre angulaire de la révolution paradigmatique qui inversera la trajectoire autodestructrice de l’humanité”, là j’ai une ambition.
Parce que je ne sais pas ce que doit contenir ce livre et je ne sais pas à qui le faire lire pour qu’il déclenche une révolution paradigmatique de cette ampleur.
En même temps, je sais que je peux réaliser cette ambition. J’ai une vision du monde qui construit plutôt qu’elle ne détruit, une vision faite d’autonomie émotionnelle, d’acceptation de l’altérité, de compassion, et de rigueur qui a le potentiel de changer le monde.
Il me reste à trouver comment partager cette vision et cette attitude, quelle forme lui donner et comment la répandre.

L’éthique

Être ambitieux, c’est chercher à identifier et affiner tout au long de sa vie la compréhension de notre plus grande excellence, c’est travailler avec rigueur pour la mettre en application avec la plus grande élégance possible.

Être ambitieux c’est donc apprendre à écouter les langages subtils de notre inconscient et de notre conscient, et nettoyer tous les freins que notre critique interne dresse face à notre excellence. C’est remettre le critique interne à sa place (il est là pour nous aider à faire bien, pas pour nous empêcher de faire). C’est apprivoiser l’inconfort qu’il y a à dire: “je suis différent, je suis légitime de l’être et je n’ai pas à demander pardon d’exister” parce que c’est la vérité et qu’elle n’est inconfortable que parce que le mouvement naturel de la société c’est l’uniformisation.

La difficulté de l’ambition c’est qu’elle exacerbe la tension créative qui existe entre l’individu et le groupe. Cette tension est nécessaire parce que l’individu et le groupe ne peuvent survivre l’un sans l’autre, ils coexistent dans une dynamique perpétuelle. Sans groupe l’individu n’est pas stimulé pour innover. Sans individu, le groupe tombe dans le statu quo et s’immobilise jusqu’à se statufier.

Une société qui ne connaît pas l’innovation, c’est une société de marbre.

Le groupe (im)pose à l’individu des freins et des limitations (sous forme de lois, de contraintes, de critiques…) qui stimulent sa créativité et le forcent à s’arracher au royaume des évidences pour décrocher les étoiles du royaume de l’impossible afin de façonner de l’inédit.

C’est un travail de souffrance – parce que sortir de soi c’est faire l’expérience de l’expansion, une expansion qui exige de bâtir de nouvelles connexions neuronales, ce qui, à son tour, demande d’investir de l’énergie et du temps dans ce travail.

Les étapes de l’ambition

D’après cette définition de l’ambition, il ressort la nécessité de temps passé avec soi, en tête à tête avec ses idées, sa vision du monde, et les conséquences de son excellence personnelle.

Si je veux trouver des solutions innovantes aux problèmes que rencontre l’humanité, je dois m’arracher aux solutions qui existent déjà – qui sont insuffisantes – je dois m’isoler de tout forme d’influence directe ou indirecte et laisser mûrir dans mon esprit les fruits de mon expérience du monde. J’ai assez absorbé le monde pour qu’il se bouscule en moi et donne naissance aux graines des idées neuves.

Avant d’en arriver là, je dois avoir maîtriser les techniques de mon champ d’expertise. Je dois avoir travaillé les bases, appris auprès des meilleurs mentors, m’être trompé, avoir échoué encore et encore, avoir compris les obstacles internes et externes à l’innovation et à l’excellence, savoir les contrecarrer ou m’en remettre quand ils sont plus forts.

Je dois savoir fermer ma porte aux distractions, expliquer aux collègues, aux amis, aux amants, aux parents, que je ne suis là pour personne. Il n’y a qu’à ce prix – le prix du temps passé en tête à tête avec soi – que l’ambition peut se réaliser.

Cela implique d’apprivoiser la solitude et le silence. Première étape: apprivoiser la solitude et le silence.

Dans la solitude et le silence, nous travaillons à notre excellence et produisons quelque chose: un outil, une méthode, un paradigme… qui est une étape vers la réalisation de notre ambition.

Il faut aussi savoir utiliser le groupe comme un contrepoint, une équipe prête à décortiquer nos idées et à en exposer les faiblesses pour que nous puissions retourner au travail avec une meilleure vision de notre création, une meilleure compréhension des enjeux et des besoins de notre vision.

Deuxième étape: confronter le résultat de son isolement au monde.

Selon les cas, nous pouvons tester notre méthode sur le terrain (comme le coach qui essaie sa nouvelle méthode avec ses clients), confier notre outil pour qu’il soit utilisé par d’autres (comme le programmeur qui fait tester son logiciel pour découvrir les bugs), soumettre notre paradigme au regard critique acéré de nos confrères (comme l’universitaire qui publie un article pour qu’il soit soumis à un questionnement systématique).

Et puis le cycle reprend. A nouveau la solitude et l’isolement pour améliorer, affiner, pousser plus loin l’innovation. Si le premier produit de notre travail a porté ses fruits, il nous a appris quelque chose que nous n’avions pas encore perçu, montré ce que nous n’avions pas encore vu.

Quelque part dans ce cycle il faut répandre l’innovation, ouvrir son accès à un public plus large. Troisième étape: se montrer.

Être ambitieux, ça n’est pas pour satisfaire notre ego que nous le faisons, c’est pour apporter notre meilleure contribution possible à l’espèce. C’est faire avancer le patrimoine génétique commun, c’est permettre au groupe de grandir et de s’épanouir.

Chaque époque pose ses défis, chaque défi appelle une ambition différente

Une part de l’ambition naît du contexte de naissance de l’individu. Son excellence s’adapte aux défis de son temps.

Les nôtres sont écologiques et émotionnels.

Apprendre à s’accepter pour accepter l’altérité, apprendre à s’accepter pour se suffire et cesser de drainer les ressources de la planète. Chercher à faire mieux plutôt que plus. Chercher à être plutôt qu’avoir et faire.

4160 semaines de vie dont mille sont consacrées à l’apprentissage des bases de l’existence. Combien vous en reste-t-il ? Que déciderez-vous d’en faire ?