Résistances

Personne ne veut entendre parler du chemin, de la souffrance, du doute, de la terreur qui vous tient éveillé la nuit. Ils préfèrent s’émerveiller face au résultat, croire que vous êtes – et qu’il existe dans le monde une catégorie de personnes pour qui le réel est – différent, que vous avez été touché par la grâce, que vous avez un talent spécial, une sorte de source magique à laquelle ils n’ont pas accès. Mais la vérité est plus misérable. La seule chose spéciale que vous ayez c’est une forme de masochisme qui consiste à vouloir sortir de vous, une capacité à tenir dans le chaos qu’eux n’ont pas. Vous êtes prêt à serrer les poings plus longtemps. Prêt à mourir pour votre vie. Ou simplement trop lâche pour entrer dans le moule, pour abandonner votre ego et vous offrir à la communauté. C’est ce qui vous rend différent : ce narcissisme obsessionnel. Vous vous dites que c’est pour les autres, parce que c’est eux qui vous font vivre, ceux que vous amusez, mais au fond c’est pour vous. Ils ne veulent pas l’entendre. La souffrance, la noirceur, les nuits à ne pas pouvoir dormir parce que vous vous poussez à l’extrême de vos résistances. Ils ne veulent que le sourire sous les spotlights, les costumes parfaits, la répartie entraînée au prix de cent mille heures d’exercice. Ils ne veulent que la gloire et la célébration. Si vous leur dites la vérité, ils vous jettent au bûcher. Vous êtes là pour leur faire croire à la transcendance, pas pour leur rappeler leurs manquements à eux-mêmes.

Ils aiment croire que c’est le travail qui fait la différence, l’effort de se confronter à la matière, de perfectionner la technique. C’est une croyance rassurante. Cela signifie que s’ils consentaient à apprendre ils pourraient y arriver. D’ailleurs, quand ils auront le temps, ils le feront eux aussi. C’est juste que, pour le moment, ils doivent s’occuper des enfants et de rembourser la maison. Quand, vers quarante ou cinquante ans, ils décident qu’il est temps de prendre du temps pour eux, ils apprennent et découvrent que ça ne suffit pas. Ils se disent qu’il leur faut apprendre encore. Davantage.

Ils ne sauraient avoir plus tort. L’effort qui fait la différence ce n’est pas la quantité ou la précision du travail. C’est de continuer à marcher sur le rebord de l’incertitude assez longtemps pour faire la différence. Persister à ne pas savoir comment tout cela aboutira, où tout cela aboutira. Pas de précipitation. Ne pas céder à la peur du vide. “Assez longtemps” c’est combien ? Cela dépend, mais c’est toujours trop. Toujours plus que ce n’est confortable. Toujours plus que l’on ne voudrait. Et pendant ce temps, on ne sait pas. On ignore. D’où viendra le salut. Quand viendra le salut. Si le salut viendra.

Ils détestent l’ignorance. Ils détestent ce qu’ils ne connaissent pas. Ils mettent le monde en cage, ils portent des jugements hâtifs, ils catégorisent et étiquettent pour se rassurer. Ils s’empressent de peindre une réalité à leur image, ils excluent le reste, tout ce qui pourrait leur rappeler l’infinité et le chaos qui les entourent. Ils croient que leur existence est réglé par les lois humaines davantage que par les lois cosmiques qui tiennent en équilibre les planètes et les étoiles et la matière noire dont on ignore tout.

Ils vous voient et ils se disent : voilà un être qui brille, voilà un être que j’aspire à devenir. Ils vous demandent “comment avez-vous fait ?” et quand vous répondez que vous avez regardé le vide en face jusqu’à ce que le vide lui-même baisse les yeux, ils grimacent et insistent : “non mais sérieusement, comment avez-vous fait ?”

Alors vous inventez une histoire pour les faire partir. Ils ne sont pas prêts. Peut-être le seront-ils plus tard. Peut-être sauront-ils mener leur danser avec la folie. Plus tard. Peut-être.