Quand ça tangue

La scène est simple. Il est 18h30, un lundi. La boutique de produits recyclés et disques vinyles et services-divers-sans-réelle-unité qui fait office de dépôt pour les courriers recommandés est ouverte, j’entre.

« Je viens chercher un recommandé » dis-je en tendant l’avis de passage au responsable. Il regarde l’avis et me le rends en finissant ma phrase.

« Que je n’ai plus. Il est reparti samedi ».

Je le fixe avec un regard vide. Puis je pars.

Alors que je sors de la boutique, en colère et curieux. Voilà la scène telle qu’elle aurait pu se passer.

« Que je n’ai plus »

« Attendez, on peut regarder cet avis de passage ensemble ? Vous avez reçu le courrier le 19 février, on est le 5 mars. Il est marqué: « le courrier sera conservé pendant 14 jours ». 28-19 = 9 (les jours restants en février) + 5 (les jours de mars) = 14. Donc vous l’avez envoyé le 12e jour. Ce n’est pas du tout responsable, vous vous rendez compte que vous avez une responsabilité vis-à-vis des gens qui envoient et reçoivent du courrier, blablabla-je-suis-en-colère-et-c’est-légitime ».

Mais ce n’est pas ce qu’il s’est passé. Et je me demande pourquoi, pourquoi est-ce que je ne m’offusque jamais quand les gens, par négligence ou incompétence, interrompent la fluidité de mon expérience, me mettent dans l’embarras, compliquent ma vie, etc.

Je ne suis plus timide, je n’ai pas particulièrement peur de conflit, je n’ai pas de crainte particulière ni de sentiment d’illégitimité. Alors j’ai décidé de refaire de le film au ralenti. Que s’est-il passé dans cette seconde et demie de mon regard vide ?

Il y a eu l’incompréhension: j’ai fait les calculs dix-huit fois, je sais que le recommandé devrait être encore ici, pourquoi n’y est-il pas ?

Il y a eu la colère: le type me dit ça avec toute la légèreté du monde, il a renvoyé mon courrier 2 jours trop tôt et ça ne le dérange pas.

Il y a eu un peu de lassitude: je suis venu ici pour rien, je vais devoir encore m’occuper de cette étape, je pensais que c’était réglé.

Il y a eu, surtout, l’analyse des conséquences et la recherche des solutions: bien, cela veut dire que le courrier retourne à l’envoyeur, que va-t-il se passer ensuite ? Est-ce que je peux juste attendre qu’il me revienne ou faut-il que j’aille le chercher directement ? Dois-je les appeler (mais ils ne répondent pas et ne répondent pas aux messages que je leur laisse) ou leur envoyer un recommandé (que je ne viendrai pas faire affranchir ici) ? Est-ce que le courrier était chronosensible et toutes ces étapes en plus peuvent-elles avoir des conséquences plus embêtantes ou est-ce que j’ai le temps de m’en occuper ? Quelle est ma prochaine étape ? Ah oui, sortir de ce magasin.

Tout ça en l’espace d’une seconde, deux maximum.

Ce que j’observe, cette fois et les mille autres fois où une situation comme celle-ci s’est produite, c’est que mon cerveau passe super vite en mode « résolution de problème » et cela implique d’accepter très très très rapidement la nouvelle situation: « ok le recommandé est reparti, que se passe-t-il maintenant ? »

La partie de moi qui voudrait se mettre en colère, qui voudrait que l’on reconnaisse le tort qui m’est fait, qui s’offusque de ce que la réalité fut aussi malléable, n’est pas très développée ou ne s’exprime pas très fort, ou est ignorée par la partie qui cherche des solutions.

Je ne sais pas si c’est un problème, si ma colère risque de ne pas se sentir entendue et de se transformer en rage (est-ce pour cela que j’écris, pour que ma colère exulte ?) ou si c’est indifférent, la colère passera et j’aurai gagné du temps à régler la situation.

Je m’interroge d’un point de vue éthique: le fait que je ne m’exprime pas n’empêche-t-il pas la communauté de s’améliorer ? Quand mes clients ou mes proches expriment leurs insatisfactions je les écoute et je cherche à m’améliorer. A quoi bon vivre entre humains si c’est pour ne pas s’aider mutuellement à être meilleurs ? Si je ne dis pas à cet homme qu’il a merdé en renvoyant mon courrier deux jours trop tôt, je le prive d’un feedback important. Peut-être qu’il ne sait pas que des gens comme moi calculent le jour de retrait de leurs recommandés au plus pragmatique et que parfois ce pragmatisme les amène à attendre le 14e jour.

Je m’interroge aussi d’un point de vue personnel: si, sur le coup, je n’ai pas exprimé ma colère, celle-ci est revenue m’agiter ce matin. Je m’imagine déposant une recommandation auprès de la Poste (en recommandé que, par mesquinerie, j’irais faire affranchir chez lui).

La colère nous protège. Elle exprime nos frontières, les limites à ne pas franchir pour ne pas menacer notre intégrité. Mais ok, le type dépasse les limites en ne respectant pas les règles (12 jours au lieu de 14) et les gens doivent respecter les règles pour que le jeu fonctionne, et chaque fois que quelqu’un joue en-dehors du cadre, c’est le ciment social qui s’effrite, mais c’est fait.

Je m’imagine retourner le voir pour lui dire en face ce que j’aurais « dû » lui dire mais le temps et l’énergie que cela me prendra en valent-ils la peine ? Je vais devoir y aller, revendiquer, protester, démontrer (je suis condescendant dans ma vision: « peut-être que vous ne savez pas que février est le plus petit mois de l’année et qu’il ne contient que 28 jours ? »), pour peut-être n’avoir aucun impact.

Bref, je suis au contact de tout ce qu’il y a de plus positif en moi: la mesquinerie, la condescendance, la rage…

Évidemment je ne veux pas ça. Évidemment, je ne veux trouver comment transformer cette expérience en quelque chose de lumineux et de solaire.

Cette expérience fait écho avec des discussions que j’ai en ce moment, sur le cadre et ses mouvements, sur le fait que je change les règles, souvent. Et sur la résistance que cela provoque chez les gens qui m’entourent, la perte de repères, la peur, le doute. Et je continue. Je persiste à créer des situations qui sont source de confusion et qui poussent les personnes à se perdre. Parce qu’au bout de cet égarement, c’est souvent soi que l’on découvre.

Quand j’étais au plus profond de ma crise identitaire et existentielle, j’ai été dans ce sentiment d’égarement, de perte de repères. C’est seulement là, dans la confusion et le brouillard, que j’ai pu construire le socle de ma clarté.

Et dans cette absence de fluidité postale, finalement c’est aussi un peu ce qu’il se passe. La colère s’apaise à mesure que je fais les parallèles avec d’autres expériences, où j’accepte un monde en navigation perpétuelle, un monde qui tangue et qui demande au corps et à l’esprit de s’adapter à chaque instant, s’il veut rester en équilibre.

Parce que passer trop de temps à dire « oh mince, ça tangue » ça n’est pas ajuster sa démarche, déplacer son centre de gravité, s’adapter. C’est risquer de passer par-dessus bord.