Plan de carrière ? Non, plan de vie

Qu’est-ce qui est le plus important pour moi ? Pour quoi ai-je envie de me battre ? Qu’ai-je envie de préserver ?

Impossible d’être sur tous les fronts en même temps. Le mien est, quoi, artistique? L’art en l’occurrence, c’est l’exigence de pouvoir prendre le temps de ne rien faire. Déconnecter. M’extraire du bruit du monde pour mieux entendre le murmure qui chante en sous-face, presque en silence.

Prendre le temps. M’arracher à l’urgence globale, au sentiment que tout doit être terminé hier sous peine de… De quoi ? Eux-mêmes l’ignorent. Prendre le temps de respirer, de construire, de mûrir. La difficulté en la matière c’est d’accepter qu’il ne se passe rien en surface quand le travail est profond, inconscient.

Paix. Tranquillité d’esprit. Quoiqu’il arrive, quelle que soit l’urgence qui se fasse, là, pressante, un jour nous serons tous morts. La peur se dissipe à l’intérieur de cette conscience. Challenge: rester conscient de la réalité de cette affirmation. Un jour je serai mort et tout ce que j’aurai fait de mon vivant sera oublié.

Il y a parfois de l’angoisse là-dedans, quand je me prends trop au sérieux. Mais il y a surtout du soulagement, une forme de répit.

Il paraît que nous sommes différents des dinosaures parce que nous avons un programme spatial. Il est probable, cependant, que l’humanité s’efface de l’univers comme 99,9% des formes de vie avant elle. Alors même si je vise la postérité, au bout d’un moment, même ça, ça n’existe pas.

Une seule question semble pertinente: quoi faire maintenant? À quoi ai-je envie d’occuper mon temps? La réponse n’est pas évidente. Observer le monde, m’observer moi, avec tous les mouvements de mon inconscient, qui sont fascinants. Me divertir, divertir les autres. Partager mes idées. Me poser des questions. Remettre en question mes idées. Ne pas répondre au démarchage téléphonique. M’énerver quand j’en ai besoin. Maintenir ma vie sur l’arrête étroite de la frustration créative. Et surtout, surtout, NE PAS louer mon temps à un employeur.

Discussion avec le stylo vert: « Y a-t-il une autre place pour les slashers et les multipot’ que l’indépendance et le freelance ? »

Sans doute pas. Ou alors il faudrait inventer un studio qui réunirait plusieurs de ces profils, une sorte de collectif. Au bout de deux jours tout le monde voudrait faire les trucs à sa façon. Focaliser sur le résultat, pas sur le cadre. Le résultat.

Utiliser toutes les ressources à ma disposition. Pousser les gens dans leur zone d’expansion. Les voir lutter et résister et se retourner contre moi. C’est fascinant. Je les vois refuser les opportunités de croissance qui leur sont offertes (par moi, par eux-mêmes, par le process de l’accompagnement, par la vie) et rêver de les saisir. La farce de la vie c’est qu’elle nous donne exactement ce dont nous avons besoin, elle nous offre précisément ce que nous voulons, mais la forme de ce cadeau n’est jamais celle que nous imaginions.

Apprendre ça. Apprendre à accueillir ce qui nous est offert et abandonner l’idée que nous nous faisions de ce qui aurait dû nous être offert, permet de grandir plus vite.

La semaine dernière, dans un tribunal, j’ai grandi.

« Et si je devenais avocat ? »

Les voir discuter, jouer avec leurs arguments, les tourner dans un sens puis dans l’autre. Où sont les humains derrière les plaidoiries ? Réduits à des articles de loi, à des situations arbitraires. C’était une atmosphère fascinante et excitante.

« Ça t’irait bien » me dit le stylo vert.

« Le problème c’est qu’il faut connaître la loi » me dit mon père.

Bah. Quatre ans d’études. Ça pourrait être mon nouveau hobby. Peut-on être avocat à temps partiel et rester bon ?

Je pense à voix haute, je joue avec des concepts. Je me dis « pourquoi pas ? »

Il y a tellement de possibles dans cette vie, je suis souvent triste de devoir choisir. Je ne crois pas au « bon » choix. Je crois qu’il y a les décisions que l’on prend, et celles que l’on aurait pu prendre. Pas de meilleur choix. Le résultat, c’est une vie caractérisée par son unicité, son mélange singulier de décisions et de chemins empruntés, arpentés.

Pourquoi, pourquoi pas, trouver sa voie, faire entendre sa voix, exister, ne pas exister, être entendu, être vu, ne pas faire de vagues, savoir quelle est sa vocation, connaître son cocktail de marque, optimiser, devenir plus efficient. Efforts minimums pour effet maximal, se poser trop de questions, ne pas s’en poser assez, pour ne pas frapper sa femme Monsieur X la mord à l’épaule, violences ordinaires. On me dit « tu réfléchis trop ». Peut-être que si les autres réfléchissaient un peu plus le monde serait moins merdeux. Mais il ne l’est pas, il est plein d’espoir et d’élans vers l’avenir, et d’initiatives saines. Ce n’est pas une lutte entre Bien et Mal, c’est une série de cavalcades et de trébuchés dans les coursives de l’existence.

« Vous faites quoi dans la vie ?
– Je fais de mon mieux »
(Diane Dufresne)

Avancer sans juger. Accepter de faire ce que nous pouvons. Chacun à son échelle. Chacun avec ce qu’il est, ce qu’il a, ce qu’il peut.

Le cerveau met du temps à entendre l’inaudible. Court-circuit des filtres. Sensation d’être sonné. De sortir du ring. Presque K.O.

Comme dans Rocky: « Si je reste debout jusqu’à la fin du combat, j’aurai gagné ».

Peu importe qui remporte le titre. C’est l’endurance et la résilience et la persévérance qui fait le vainqueur.

Victorieux petit organisme que rien ne prédestinait à survivre, la grande force de l’humain ce n’est pas son intelligence, c’est son obstination à se relever et se reconstruire. À persister contre toutes les probabilités.

Pas de plan de vie si ce n’est de suivre des élans d’envie, aller là où mon risque est préservé. Le risque qui crée, pas celui qui détruit. Parce qu’il n’y a pas d’élan créatif sans danger. L’erreur d’appréciation que j’ai longtemps faites, a été de croire que le danger en question signifiait que je ne devais pas assurer mon confort de vie le plus primaire. Il n’y a pas de cours là-dessus, à l’école. Et les exemples qui nous sont donnés d’être créatifs sont plutôt axés sur les personnalités autodestructrices. L’association artiste = torturé est ancrée fort dans l’imaginaire collectif, au point qu’un artiste serein, un artiste qui explore la créativité sans en être perturbé outre mesure, est presque suspect.

Pour que cela change, ce qui doit commencer à changer, c’est l’attitude des artistes eux-mêmes, qui doivent prendre soin de leurs besoins, se soucier d’argent, se soucier de l’administratif, se soucier de faire valoir leurs droits.

Il y a un problème quand, alors que je demande une paie décente pour un travail d’écriture, mon interlocuteur s’exclame: « tu n’es pas vraiment scénariste, c’est producteur que tu devrais être! »

Ah! Il faut bien apprendre.

Nous apprenons, collectivement. J’apprends, seul. Et je fais de mon mieux pour entraîner les autres dans mon sillage.

Mon plan de vie ? Apprendre ce que j’ai à apprendre pour me sentir à l’aise dans mon activité d’auteur, d’artiste, d’explorateur du monde. Faire le nécessaire pour continuer d’avancer, à mon rythme plutôt qu’à celui de cette société du trop-vite, tout-de-suite. Et parce que ma carrière c’est d’être humain, parce qu’être artiste n’est pas une fonction mais un être-au-monde, alors mon plan de vie et mon plan de carrière se rencontrent et se chevauchent, même, souvent.