Les filles de Milan

Dans les rues de l’Italie du Nord le regard des femmes est franc. Quand tu leur plais, elles te le font savoir par un long regard appuyé. Il y a du plaisir dans ces échanges impromptus, ces regards soutenus de quelques secondes sur un trottoir. Accompagnée ou pas, que tu sois accompagné ou pas, la milanaise te mate.

Ou alors j’avais un truc dans la barbe.

Je ne cherche pas de feedback. Je fais ce que j’ai à faire, je suis qui j’ai à être, et les gens réagissent. Ça m’importe, oui, ça m’importe de savoir s’ils ont du plaisir ou pas de plaisir. Ça me fait de la peine s’ils rejettent mon travail mais ça ne m’empêche pas de continuer.

“Tu veux du feedback ?” me demande un pote auteur après avoir lu un de mes textes. “Non”, je réponds, parce que ma démarche artistique n’est pas ouverte à la critique. Je n’écris pas pour faire plaisir – je suis content quand ce que j’écris fait plaisir, la nuance est importante.

J’ai parfois besoin de feedback quand, coincé sur un sujet – comme en ce moment sur un malentendu – je cherche d’autres regards pour élargir ma vision. Mais sur un texte fini ? Non, c’est trop tard. Je n’écris pas pour être populaire – je cherche le plus grand nombre de mes lecteurs. La différence ? Ce que j’écris touche certaines personnes. Ce sont elles que je trouve en publiant, en communiquant. Je ne sais pas combien elles sont alors je continue à chercher plus large et plus loin.

Je crois (j’espère) que j’ai assez de lecteurs pour couvrir mes (relativement importants) besoins financiers. Si ce n’est pas le cas, cela me va aussi. Je sais faire d’autres choses pour gagner ma vie.

Les filles de Milan sont un bon exemple parce que je les ai croisées par centaines (peut-être par milliers – il y avait du monde). Je n’ai eu d’échange de regards qu’avec une poignée. Je ne cherchais pas ces regards, je ne cherchais pas à plaire. J’étais là avec Rox, à visiter la ville peinard.

Quand je publie un livre, je cherche à en être fier. Pas fier d’arrogance, mais fier de reconnaissance, je veux pouvoir regarder ce livre et me dire que j’ai fait un bon travail et que je suis content que ces pages existent et soient mes porte-paroles dans le monde. Je n’avais pas ça à la télévision et je crois que c’est surtout pour ça que j’y étais malheureux.

Je parlais avec une copine scénariste récemment, d’un appel à texte auquel je n’ai pas participé parce que le sujet ne m’inspirait pas (et que l’argent n’était pas suffisant pour justifier que j’aille trouver l’inspiration) et elle m’a dit “tu es un auteur, tu dois savoir écrire sur tout”. Et d’un côté je suis d’accord, oui, d’un point de vue technique, je peux le faire. Mais d’un point de vue artistique et identitaire, c’est très différent.

Si je dois choisir je préfère gagner ma vie en enseignant qu’en utilisant mon écriture commercialement (c’est-à-dire en écrivant sur n’importe quoi, parce que j’aime la dimension commerciale de l’écriture artistique). Alors oui je pourrais écrire sur tout mais j’ai fait ce choix aussi de construire ma carrière d’auteur d’abord pour sa dimension artistique.

Et quand je parle de dimension artistique je pense moins à l’esthétisme (que je trouve dans ma recherche de minimalisme) qu’au sens de ma démarche. L’écriture créative est un outil dont je me sers pour générer du sens. À tout le moins j’essaie.

Alors quand je mets un livre dans le monde, je le fais avec le maximum de conscience possible, c’est-à-dire en réfléchissant à sa place dans la construction de ma vie et de ma carrière maintenant et à long terme. Je sais pourquoi j’ai publié chacun de mes livres. Je sais de quoi il était le témoin et je sais quelle brique il est dans l’édifice que je bâtis et qui ne sera complet qu’après ma mort. Dans cette démarche, la réception du public a relativement peu d’importance dans la mesure où je construis mon œuvre d’abord pour ancrer mon regard sur le monde.

Quand les filles me regardent je suis content, cela me rend un peu plus léger et un peu plus joyeux mais ça ne change ni la personne que je suis ni ma destination, et cela n’influence pas non plus mes actions. Je souris et je trace ma route.

Comme quand j’apprends qu’un lecteur a été ému, amusé ou ébranlé par ce que j’ai écrit. Je souris, et je trace me route. Je continue d’écrire dans la même démarche, avec le même enthousiasme et les mêmes peurs et la même recherche de fierté et le même souci de cohérence.

Je crois que j’ai une vision assez claire de ce que je construis même si, paradoxalement, cette clarté est très floue. Je sens où je vais, je sens ce que je cherche et je sais le reconnaître quand je le trouve. Et j’avance dans cette direction, patiemment.

Le monde continue de tourner même si je prends du retard sur mes factures, même si je néglige certaines conventions sociales, même si je ne réponds pas à tous les messages, même si je coupe certains ponts encore et encore et encore toujours dans ce souci minimaliste qui consiste pour moi à obtenir les meilleurs résultats possibles avec le moins d’effets possibles.

Dans cinquante ans le chaos du quotidien sera oublié, les regards des Milanaises réduits à une volute d’émotion magenta fugitive. Les livres nés de ces rencontres fugaces, eux, resteront comme une marque sur le tissu fluide de l’existence.