La vie comme un jeu

« The yakuza game isn’t like boxing. The guy who gets down isn’t the loser.

The guy who can’t tough it up to the end, he’s the one who loses »

(Bande annonce de Yakuza 0)

C’est l’histoire promise par la bande annonce qui m’a attrapé. Cette notion qui veut que gagner c’est se relever, endurer jusqu’à la fin, et pas mettre l’autre à terre. Tout le monde se retrouve à terre à un moment. La question différentiante c’est ce que l’on fait après avoir été au sol.

L’une des choses que j’aime avec la dramaturgie c’est qu’elle porte exactement cette idée. Tomber n’est pas la fin, tomber c’est juste le chemin. Il y a un autre point de vue, bien sûr, qui dit qu’on n’a pas besoin de tomber pour avancer, et, prisonnier que je suis de mes idées et de l’histoire qu’on me raconte depuis le berceau, je regarde cet autre point de vue avec suspicion ; après tout, c’est celui qui a le plus enduré qui est le plus méritant, non ?

Si j’adhère à l’idée que là où l’on met son attention, l’énergie coule, que ce que je me raconte devient ce que je vis, alors il est urgent que je modifie cette histoire de mérite à la survie et que je la remplace par une autre, parce qu’on a ce que l’on est, et l’on est la vie que l’on a (sic).

Vivre: un jeu de gestion de ressources

Je boucle la boucle quand j’aborde ma vie comme un jeu de plateau ou un jeu vidéo, parce que les mécaniques de ces jeux cherchent à simuler le réel en le simplifiant. Ressources à allouer, feedback d’un tour à l’autre, ajustements stratégiques. Je pense au sommeil et à la nutrition comme à des moyens d’augmenter mes réserves d’énergie, l’alternance entre travail immersif et distractions comme un moyen de les entretenir. Il y a des objectifs à court-terme qui rapportent de quoi vivre au quotidien et des objectifs à long-terme qui augmentent mon score. Il y a un équilibre à trouver entre les deux, savoir où et quand allouer mes ressources et dans quelles proportions pour ne pas perdre d’énergie en négligeant le quotidien (il faudra compenser plus tard, au détriment du score global) et ne pas trop miser sur les objectifs à court-terme dont les récompenses ne pèsent pas lourd dans le score final.

Jouer aiguise ma perception des problématiques vitales (mon cerveau marche comme ça).

Chaque jour, il faut choisir combien de temps consacrer aux activités qui créent de l’argent et aux activités qui créent du sens ; miser sur les interactions sociales ou les laisser s’étioler ; décider avec finesse des moments de la journée à privilégier pour telle ou telle activité (parce que la qualité de la concentration varie avec le rythme circadien).

Le but ? Le but est de finir la partie avec le maximum de points possible. En ayant créé du sens, en ayant laissé une trace, en ayant joué un rôle dans le monde tout en ayant respecté sa propre unicité. Lutter contre soi, cela va un moment mais la voie de la moindre résistance est – à mon avis – la meilleure à long terme en ce qui concerne la création de sens et de bonheur quotidien.

Comment gagner à la vie

« Le succès, » ai-je lu dernièrement, « c’est pouvoir faire à temps plein ce que tu choisis », ou une autre version: « être propriétaire de ton temps et mener à bien tes projets ».

À cause de leur vision de l’impact qu’ils doivent avoir pour justifier leur investissement dans leurs projets personnels, beaucoup de personnes autour de moi les abandonnent. « Pourquoi je ferais [insérer le projet qui leur tient à cœur] si ça ne transforme pas ma carrière et ma vie ? »

Mais c’est ta carrière. Ce projet, et le suivant, et l’autre ensuite, ce sont les briques qui, l’une après l’autre, bâtissent ta vie. Peu importe si cela ne te rend pas célèbre ou riche, parce que l’alternative est pire, l’alternative c’est de ne pas avoir de carrière du tout ; de passer ton temps à envier ceux qui se sont donné la peine de faire, juste faire ce qui agite leurs tripes.

J’imagine le discours de fin de vie: « j’avais tous ces projets, mais aucun n’aurait pu changer ma vie, alors je n’en ai commencé (ou fini) aucun ».

Et maintenant tu vas mourir et quel sens aura-t-elle eu, ta vie ?

Qu’auras-tu fait de mieux, avec ton temps, que de réaliser tes projets ?

Parce qu’il ne faut pas croire que ces projets avortés sont sans conséquence. Ils existent, ils occupent de la place dans la vie intime de chacun, ils prennent du temps de rêve et de pensée. Ils sont présents dans la petite voix qui dit « tu devrais, tu pourrais, tu voudrais… » et dans la grosse voix qui dit « de toute façon tu ne finis jamais ce que tu commences, tu n’es pas capable, tu n’y arriveras pas ».

Simple question d’économie cognitive, je finis mes projets pour vidanger mon esprit. Je vide le brouhaha qui résonne sous mon crâne et cela me laisse de la place pour découvrir de nouvelles impulsions, de nouvelles curiosités, de nouveaux désirs nourris par mon identité, ma quête personnelle de sens. « Que puis-je explorer maintenant ? » demande ma petite voix, et ma grosse voix me dit « explore plus vite! »

Je peux rester en mouvement et quand je suis en mouvement je suis en joie.

Paul Jarvis écrit: « Je suis plus soucieux de la longévité que du succès. La longévité implique qu’au moins quelques-unes des choses que je fais fonctionnent, au moins certaines fois, avec assez d’élan pour que les bons morceaux durent plus longtemps que les mauvais. La longévité signifie non que ce que j’ai compris restera compris, mais que je ne vais jamais arrêter de comprendre des trucs. »

Rester en mouvement signifie qu’il n’y a pas de point d’arrivée, que tant qu’il y a de la vie il y a de la création, que les projets succèdent aux projets. Certains rapportent plus (d’argent, d’estime, de visibilité, d’engagement, de fidélité, de fierté) que d’autres, il faut souvent sacrifier une récompense au profit d’une autre, alterner entre les projets commerciaux et les projets artistiques en quelque sorte, et c’est exactement ce qu’est la vie vécue à fond, non ? Aller voir jusqu’où l’on peut aller, explorer, finir des trucs, les répandre dans le monde, voir ce qu’ils y deviennent.

Et recommencer, me relever de chaque chute et rebondir plus haut à chaque saut.

Jusqu’à la fin, pour estimer avoir vécu.