La souffrance de mon père

J’ai passé trois heures ce matin à déployer, dans ma tête, un long discours, une conférence peut-être, un spectacle, une histoire mêlant observations sur la nature et discours sur le sens de la vie. C’était intéressant. Quelque chose que je vais tenter de retranscrire par écrit. Et il m’a fallu deux heures pour comprendre que le point de départ n’était pas, comme je le pensais, le titre d’un livre de Gounelle ni la conversation que j’ai eue l’autre jour sur le bonheur, mais la souffrance que traverse mon père en ce moment.

« Je ne suis pas sûr de vouloir être heureux », voilà comment commence le spectacle. « Je ne suis pas sûr de vouloir être heureux parce que quand je le suis, je reste assis là, à regarder la nature et à me dire ‘c’est ça, elle est là, c’est la vie dont j’ai toujours rêvé’ et une sorte de léthargie satisfaite s’en suit. Or une partie de moi continue à être ambitieuse. »

C’était mieux écrit dans ma tête, il va falloir que je le pose et que je le retravaille jusqu’à être au plus proche de ce que j’ai entendu ce matin.

De là je pars dans deux directions: le système reproductif des arbres (en particulier les cerisiers) et l’Ophiocordyceps. D’un côté je parle de la graine contenue par le noyau du cerisier et de toute cette longue évolution qui commence par le germe s’échappant de la solide gangue de protection, ce germe qui réussit à trouver la surface alors qu’il est enserré par toute cette terre et toute cette pénombre.

Puis l’arbre pousse (il y a plein de digressions intéressantes mais je les coupe pour cet article) et donne des fleurs et là les abeilles – qui ont une société hyper organisée dans laquelle chaque individu connaît son rôle et l’exécute – viennent polliniser (je fais une aparté sur le fait qu’à ce stade le pollen peut aussi bien être considéré comme de la poudre de fée, puisqu’il sera plus tard transformé en miel et en gelée royale et qu’il servira aussi à la reproduction des arbres).

Je parle de la perte, du cerisier dans lequel je grimpais, enfant, chez mes grands-parents et qui était probablement mon meilleur ami de toute cette période de vie qui commence à l’âge où je peux monter dans les arbres et s’interromt à la mort du cerisier.

Et là je parle de notre esprit, qui est comme le noyau de la cerise, une protection pour la graine qu’il contient, de notre esprit qui tient à être fort, à ne pas céder, à tenir bon, à être solide, et qui souvent oublie que s’il doit être solide à l’extérieur, il doit aussi – surtout – être assez fragile à l’intérieur pour céder sous la pression du germe. Parce que si le noyau est trop dur, il empêche l’arbre de pousser.

Souvent nos esprits oublient que leur rôle c’est de laisser passer ce que nous portons, notre essence, en se protégeant des attaques extérieures et de la pression sociale, ils se crispent tellement sur « je ne cèderai pas » qu’ils en oublient de céder pour le germe, l’essence de leur existence. La seule et unique raison d’être du noyau, c’est de disparaître quand la graine est prête à pousser.

J’en arrive à mon père. Et à moi. Et je dis « à 32 ans j’ai été contraint d’écouter les signaux que m’envoyer mon essence: migraines à aura (c’est intéressant les migraines à aura, pendant une heure tu as des symptômes neurologiques comme perte des sensations dans le bras, les doigts, la langue, perte du langage, perte du lien émotionnel (je voyais les gens dans ma tête, je me souvenais qu’on était liés, mais je ne le ressentais pas), et le mal de tête vient après, ou pas, c’est un peu la loterie), crises de panique, insomnies, anesthésie émotionnelle dans certains contextes, bref, j’entre dans les détails dans le spectacle, pas là (NB: il n’y a pas vraiment de spectacle, pas encore en tous cas).

Ensuite, je raconte comment j’ai quitté mes jobs, quitté mon mariage, sans comprendre ce que je faisais. Je le faisais juste pour m’éviter des symptômes physiologiques insupportables, je devais organiser ma vie différemment. Il m’a fallu plusieurs années pour accepter qui j’étais: un éclaireur. Chez les abeilles je serais celle qui part à la recherche de nouveaux champs de fleurs, qui revient faire sa danse de l’orientation et qui part dans une nouvelle direction chercher d’autres champs. Il y a des indices depuis ma petite enfance, sur le fait que c’est là qu’est mon essence ; dans le fait d’explorer.

J’ai encore de la difficulté, certains jours, à accepter d’être cet éclaireur et d’avancer dans le monde principalement en solitaire (parce que j’aime être seul, c’est là que mes idées se construisent) et d’assumer d’avoir envie de faire les trucs de sorte à trouver le meilleur équilibre et le meilleur alignement avec ce que je suis, ce qui me plaît et m’intéresse le plus.

Dans mon éternel dilemme identitaire, je suis dans une phase où écrire me plaît moins que coacher ou enseigner, comme samedi dernier, quand j’ai animé pendant quatre heures une masterclass dont je suis sorti plus en forme que je n’y étais entré. Et ça me questionne, parce que le noyau est encore un peu trop résistant quand il s’agit d’écriture. Il y a un moment dans ma vie où j’ai traduit « je suis une abeille éclaireuse » par « je deviens auteur » mais avec les années le champ de mes compétences et de mes outils d’exploration s’est élargi, et l’écriture n’est pas le seul média qui m’intéresse, et la fiction n’est pas la seule écriture qui m’intéresse. Une part de moi dit « flemmard! c’est juste que c’est plus facile pour toi de faire des guides et des essais, bouge-toi et écris tes romans » et une autre partie, moins agressive, dit « peut-être que c’est facile parce que c’est plus aligné avec là où j’en suis, d’ailleurs si je regarde, je lis bien plus de non fiction que de romans depuis un long moment ; parce que les romans m’ennuient pour la plupart ».

Alors il y a cette dichotomie: noyau/graine, lequel est lequel. Je lis un livre de Martha Beck en ce moment et elle en parle en termes de soi social et de soi essentiel, et je crois que j’ai construis mon moi social autour de l’idée de devenir romancier, parce que c’était ce qui me semblait le plus noble à un moment de ma vie et que je n’arrive pas complètement à me décrisper là-dessus parce que c’est un choix de vie et de carrière qui a beaucoup été critiqué et attaqué (souvent dans l’agression passive) quand j’ai commencé à l’affirmer, à 16 ans.

J’ai fait du travail sur moi, et je continue, pour trouver cet alignement, entre contentement et ambition, qui ressemble à l’épanouissement, mais même avec ces outils, je trouve encore difficile de savoir exactement si quand je m’écoute j’écoute mon essence ou si j’écoute ma complaisance.

Mon père, lui, mon père est en plein dans cette dissonance cognitive à un âge où le noyau s’est tellement solidifié que la graine est obligée de devenir John Rambo si elle veut sortir. Alors ça secoue et à ce jour je ne sais pas s’il réussira à en sortir ou si le noyau s’est tellement fossilisé qu’il est impossible à fissurer. Et j’ai peur. Parce que ça n’augure rien de bon. Et j’ai de la peine parce que je vois sa souffrance. Et je me sens impuissant parce que quoique je tente pour lui montrer que je l’aime et que je suis là et que je vois ce qu’il vit et que je l’aime quoiqu’il arrive, ça rebondit sur la carapace de son noyau.

Alors je continue l’histoire de la reproduction des arbres en m’émerveillant du système qui fait que plus tard des animaux auront digéré les cerises et défèqueront les noyaux et certaines graines prendront et donneront de nouveaux arbres, à plusieurs kilomètres parfois des arbres originels, et je trouve cela fascinant, de penser que la nature a pu créer un système aussi complexe et aussi parfait, et je suis navré pour l’Homme pour qui la définition de l’intelligence, c’est: « planter graine. Ajouter engrais. Forcer floraison. »

Bien sûr tout ceci est une métaphore pour parler de notre petitesse face à l’intelligence de la nature, et que nos tentatives pour diriger nos vies par la seule force de l’ambition sont dérisoires. Pourtant je suis là, tous les matins, assis sur ma terrasse, sous les arbres qui repoussent tous les ans plus grands et plus solides que l’année précédente, et je me sens tiraillé entre mon sentiment de contentement (ma vie est plus parfaite qu’elle ne l’a jamais été) et mon désir de croissance (parce que nous sommes faits pour croître). J’essaye, du mieux que je peux, de ne pas crisper mon noyau, de plutôt encourager la graine qu’il contient, à gentiment insister et pousser de l’intérieur pour être de plus en plus aligné et avoir une vie de plus en plus fluide.

En me souvenant que nous mourrons tous bientôt donc l’enjeu en cas d’échec est assez faible, et les contretemps pèsent assez peu lourd dans la balance du temps cosmique.

Puis je pense à la nature qui est formidable et au cycle de vie de l’Ophiocordyceps, ce champignon parasite qui, pour se reproduire et répandre ses spores le plus loin possible, se pose sur la carapace d’un insecte (en particulier une fourmi), la pénètre, et s’empare de son système nerveux pour conduire l’insecte selon son gré. Je fais une petite danse pendant laquelle j’imagine le parasite en train de s’amuser: tourne à gauche, tourne à droite, couché, assis, tire un jet d’acide formique dans l’œil de ta voisine, fais une roulade ; avant de se mettre au choses sérieuses et de diriger la fourmi vers le brin d’herbe le plus élevé des alentours.

J’imagine la fourmi qui ne doit pas se rendre compte de ce qui lui arrive, en train de se dire « toutes ces acrobaties m’ont fatiguée, je prendrais bien quelques minutes de vacances au soleil. Ah! ce brin d’herbe a l’air sympa. Un peu raide. Je vais faire une petite pause, reprendre mon souffle. C’est vraiment sympa dans le coin, il y a une petite brise rafraîchissante. Allez, j’y retourne. Bientôt le sommet. Je vois toute la prairie d’ici. Qu’est-ce que c’est beau tous ces… » POF!

Le « POF » c’est le bruit de la tête de la fourmi qui explose. J’aime y penser comme à du popcorn, un popbrain, le cerveau qui gonfle d’un coup et le champignon qui pousse dessus. La fourmi est morte à ce stade. Elle ne peut plus servir sa colonie, elle ne peut plus vivre ce pour quoi elle a été mise sur Terre. Elle est juste le bac dans lequel pousse le champignon. Et Ophiocordyceps s’épanouit et répand de nouveaux spores pour infecter de nouvelles fourmis et le cycle continue.

D’un côté je suis fasciné par l’ingéniosité de la nature, de l’autre, je me dis que chaque fois que je pense à devenir plus riche, plus connu, à être reconnu pour mes livres, à avoir une plus grosse maison, et plus de choses et de meilleures choses, à chaque fois que je suis mon ambition, je suis en train de grimper le plus grand d’herbe de la prairie en croyant que c’est mon idée d’être là alors que je n’y suis que sous l’influence de ma culture et de mon milieu social, qui en appellent à mon instinct de croissance et me disent: « croître, c’est ça ».

Je conclus en disant qu’il y a deux types d’ambitions: celle de la graine dans son noyau, qui est appelée à devenir un cerisier puissant, et celle de la fourmi qui grime le brin d’herbe parce qu’un champignon est appelé à répandre ses spores partout dans le monde.

Je ne sais pas si l’une de ces ambitions est intrinsèquement meilleure que l’autre mais je crois que tant que l’on ne choisit pas, la dissonance cognitive qui nous habite est plus brutale, plus douloureuse et plus violente que l’explosion du popcorn cérébral et que la mission prioritaire de toute vie devrait être de régler une fois pour toute, pour chacun, cette dissonance et en agissant en accord avec l’ambition que nous avons choisie.