Je suis un port d’attache

J’ai cette image d’un ranch, un mas provençal, une maison quelque part. Grande, assez grande pour accueillir les amis. Une maison ouverte, comme un point de stabilité, un point de repère, un phare pour guider les amis en plein coeur de leurs tempêtes.

J’ai compris cette année, je crois, que mon nomadisme est moins géographique (comme je l’ai longtemps revendiqué) qu’intérieur, émotionnel, relationnel. Je voyage à l’intérieur de moi. J’accueille les mouvements naturels de mes relations, de mes sentiments, de mes émotions. Si les nomades voyagent pour trouver des ressources, je voyage pour trouver de l’amour, toujours plus d’amour que je peux ensuite partager avec mes co-voyageurs.

Je veux être, pour les personnes qui me sont chères, un port d’attache. J’encourage leur liberté et leurs explorations. J’encourage leur quête d’individuation. J’espère qu’ils savent qu’ils peuvent mouiller dans ma baie quand ils en ressentent le besoin. S’ils partent, parce que le large les appelle, ils ne doivent pas se sentir coupables ou craindre de me blesser. Je suis un port d’attache, par définition un lieu que l’on quitte et où l’on revient. Marie me demanderait de préciser que je suis en fait un porte-avion, un port qui est lui-même un navire, et elle aurait raison. J’aime mieux l’idée d’un navire-ville comme nous en avions imaginé un avec Yvan pour Cave Canem, mais celui-ci ferait aussi office de port.

Je m’engage à cultiver ta liberté

L’engagement (amical, amoureux, j’ose aussi professionnel) ne doit pas être synonyme de contrainte. Il est librement consenti et il doit toujours viser l’amélioration de la vie de l’autre. Il doit toujours viser l’augmentation mutuelle de la liberté et de l’authenticité et du bonheur. Un éloignement de corps, un hiatus dans la communication, même s’il est douloureux, ne change rien à l’engagement à l’autre.
L’engagement c’est l’engagement d’aimer. Et aimer c’est accepter. Accepter tous les mouvements émotionnels de l’autre et ses besoins exploratoires. Et accueillir la peine qui peut nous habiter dans ces moments-là comme un signe de l’amour que nous ressentons, qui est beau et qui enrichit notre vie. Accueillir cette peine comme la nostalgie qui nous envahit le coeur sur un quai de gare : « Je t’aime et tu pars ».

Départs

Quand Renard m’a quitté sans un avertissement, sans un mot d’explication, un jour là le lendemain disparue, j’ai eu mal. Je n’ai pas voulu me battre contre cette douleur. Je l’ai accueillie. Je l’ai chérie. Pas entretenue, mais cajolée. « Oh, tu es là ma peine. De quoi aurais-tu besoin ? »
Je lui ai donné de l’attention. J’ai ralenti mon rythme. Je n’ai pas cherché à la transformer en autre chose. Je n’ai pas écrit sur elle. Je ne me suis pas distrait d’elle.
C’est arrivé à un moment où j’étais intensément seul. Mon fils parti, mes amis partis, Roxanne partie. La ville tout entière semblait plongée dans le silence. Ma peine et moi, nous nous baladions au soleil.

Et comme je ne luttais pas contre elle, cette peine a pu se sentir entendue et elle n’a pas eu besoin d’augmenter, de grossir, grossir, grossir sa voix pour que je l’entende. Non, elle a pu me murmurer le message qu’elle m’apportait et ce message c’était un message de vie et d’amour. Et j’ai pu être heureux parce que j’avais le coeur ouvert. Et même si Renard partait, et même si je me sentais rejeté, je l’aimais. Et même si j’aurais préféré qu’elle reste, si elle avait besoin de partir, je ne voulais pas la retenir. Parfois le meilleur moyen de grandir, pour les personnes que l’on aime, c’est d’être ailleurs.

Marées

Mais je suis un port d’attache et quand elle a eu fini ses explorations, Renard est revenue. Et moi qui suis nomade, je ne l’attendais pas mais je lui ai ouvert grand les portes de la cité et elle a retrouvé sa place, un peu différente parce que la ville s’était développée entre temps, mais sa place quand même.

La première fois que Law est parti il avait besoin de trouver sa propre vérité ailleurs. Quand il est revenu il avait un nouvel uniforme, il était capitaine de frégate, fier et solide. C’était bon de l’accueillir à nouveau. J’étais un tout petit port à l’époque, c’était déstabilisant. Depuis nous avons retrouvé notre équilibre. Et il est reparti. J’ignore s’il reviendra de cette nouvelle expédition. Je sais qu’il est sur son chemin et s’il revient, sa place l’attend.

La constance est une fausse illusion

Nous passons notre vie à chercher nos compagnons de route et quand nous les rencontrons nous ne pouvons nous empêcher de ressentir un soulagement: « ouf, l’errance est terminée ! »
C’est oublier qu’un compagnon de route a son propre itinéraire, sa propre destination et que nos chemins ne sont pas linéaires. Il se croisent, se décroisent. Parfois l’un des compagnons s’installe dans une ville et nous continuons, parfois c’est l’inverse. J’aime ces métaphores du voyage, elles collent avec la vie telle que je me la représente. Je ne suis pas de ceux qui restent, la route est ma maison.

On pourrait croire que rien n’est constant en ce monde, mais c’est le vieux débat de Parménide et Héraclite. En surface on a l’impression que rien ne reste mais si l’on prend du recul on découvre que les liens, lorsqu’ils sont solides, sont noués pour la vie. J’ai retrouvé Sylvain dans un train après douze ans de silence. C’était comme si nous nous étions quittés hier. Même si ceux qui partent ne reviennent pas, leur présence m’a marqué à vie. Ils ont transformé l’être que je suis. Ils m’ont appris à mieux aimer et à mieux vivre et cela, c’est constant.

Rencontrer l’Autre c’est rencontrer ce qui n’est pas moi

Isabelle me parle de son cousin qui vit une rupture difficile: « je lui conseille de se concentrer sur le négatif de cette femme, ça l’aidera à prendre du recul »
Je secoue la tête. Je ne crois pas que ce soit une solution, je pense que c’est cacher la poussière sous le tapis et se fermer à la force de vie en soi. Je crois que pour douloureuse que soit la peine, il faut la prendre contre soi et lui dire: « je te vois, je t’entends. Dis-moi ce que je peux faire pour toi ».

La tristesse est l’émotion que nous utilisons pour ralentir notre activité lorsque nous avons besoin de temps pour intégrer nos expériences, quand nous avons besoin de classer ce que nous avons vécu dans les tiroirs de notre mémoire, d’en sortir l’essence et d’apprendre. Et je crois que l’apprentissage le plus important, c’est l’apprentissage d’amour. C’est dire : « J’ai rencontré l’Autre (Autrui, le principe même de l’altérité) et j’ai découvert qu’il n’était pas moi et je découvre que je peux accepter cette différence et ses mouvements et sa trajectoire sans me sentir menacé dans ma propre réalité/intégrité et grâce à cette différence je peux voir des aspects du monde que je n’aurais pu voir seul*e. Et je suis reconnaissant*e pour cette rencontre parce que je suis plus grand*e grâce à elle. Et j’apprends le mieux à vivre quand j’apprends à aimer sans ressentiment, sans amertume, sans regret, même si la rencontre apporte aussi de la souffrance ».

Le prix à payer

Oh, il est bien plus facile de transformer sa peine en haine. De rejeter d’un seul bloc l’autre, l’amour et la vie. De rejoindre le flot des réfractaires de la vie, chantres de la culture de la résignation, porte-paroles de la demie vie, de se dire: « tous*tes des sal*auds/opes ». Mais la vie est-elle affaire de facilité ou d’efforts ?

Oui, il est difficile d’avoir des conversations ouvertes, transparentes, vulnérables. De dire: « je t’aime je te quitte », de partir, de revenir, de reconnaître ses désirs, ses erreurs, de dire « ta vie t’appartient, moi je tiens à toi et à ton bonheur, qu’il passe ou non par moi » (et l’autre versant de cette conversation : « ma vie m’appartient, moi je tiens à moi-même, à mon bonheur, qu’il passe ou non par toi »), et d’accueillir la tristesse autant que la joie. C’est difficile mais si c’est le prix à payer pour une vie vécue dans l’amour et le respect et l’ouverture du coeur, bref le prix d’une vie vécue, je le paye volontiers.

Il ne s’agit pas de devenir masochiste, de chercher la souffrance pour la souffrance, mais de ne pas la rejeter lorsqu’elle se présente. De comprendre que derrière elle, comme derrière toutes nos émotions, se cache un message que nous essayons de nous faire passer à nous-même, et que ce message est presque toujours un message d’amour.

La magie de l’amour

Rencontrer l’Autre cela fait peur. Au début le réflexe est de se protéger. Tout ce que je ne suis pas, que l’Autre est, que j’admire chez elle*lui, me pousse à me demander: « est-ce que je devrais être davantage comme elle*lui ? », à me sentir moins que l’Autre (moins bien, moins épanoui, moins à la hauteur…), à me dire: « avec tout ce qu’elle*il est, qu’est-ce que j’ai à lui apporter ? »
Ce réflexe doit être désappris au bénéfice de l’accueil de la différence. J’admire dans l’Autre ce qui n’est pas moi, cela me fascine, me surprend, m’effraie parfois. Et parce que l’Autre n’est pas moi je peux m’interroger sur moi, découvrir certaines ressources que j’ignorais posséder, devenir plus rigoureux avec moi-même, être projeté dans de nouvelles expériences, dans des champs du réel que je n’aurais pas visité sans cette rencontre. Et parce que je suis Autre pour l’autre, il se passe la même chose dans l’autre sens.

La magie de la relation, la magie de l’amour, repose sur l’Altérité avec ce qu’elle a de sauvage, d’imprévisible, de déstabilisant. Chercher à domestiquer cette altérité, voilà le vrai poison de l’amour.

Je suis un port d’attache

Même si je suis en mouvement perpétuel, je suis un port d’attache et je peux l’être parce que je distingue l’amour des cadres relationnels normatifs qui veulent le contraindre. Je n’attends rien d’autrui si ce n’est du respect et la communication ouverte la plus audacieuse et courageuse possible. Cela ne veut pas dire que je n’utilise aucun cadre normatif, simplement que j’ai la discipline nécessaire pour m’en affranchir si une relation l’exige et les relations les plus importantes l’exigent presque toutes.

C’est aussi ça, rencontrer l’Autre, c’est réaliser qu’il*elle ne se limite pas aux définitions à l’emporte-pièce que peuvent nous proposer nos référents culturels. Il*elle est infiniment plus riche. L’accueil de l’Autre, c’est accueillir aussi la nature forcément atypique, forcément inattendue du lien qui nous unit.

Et grâce à celui-ci, grandir au-delà de tout ce que l’on aurait cru possible.