Interruptions

J’avais lu sur le phénomène et puis je ne voulais pas le voir. Mais j’ai appris à ne plus les excuser, les interrupteurs.

Ils se cherchent. Ils se sentent dans leur vie comme accrochés par deux doigts au bord du gouffre. Et quand ils vous voient passer à côté, bien ancré sur vos deux jambes, ils tentent de vous agripper pour se hisser hors de leur propre abîme, quitte à vous entraîner dans le vide à leur place.

Quand ils vous voient travailler, les procrastinateurs ont quelque chose à vous demander. Quand ils sentent que vous êtes concentré, les dispersés passent dans la pièce où vous êtes en parlant avec une personne qui est restée à l’autre bout de la maison.

C’est comme si votre capacité à faire menaçait la leur. Comme si le fait que vous sachiez vous discipliner les empêchait de faire appel à leur propre volonté.

Comme si la lutte contre sa propre tendance aux doutes n’était pas suffisante et qu’il faille en plus servir de réconfort aux doutes des autres. Que ce soit bien clair: je suis tout à fait pour l’entraide entre créatif. Toute ma vie professionnelle est basée sur ce principe: créer des espaces de sécurité pour les créatifs, des lieux où ils peuvent se réunir et expérimenter, exprimer leurs doutes et recevoir du soutien. Mais il y a une différence entre répondre à une demande d’aide et subir l’insécurité des autres.

Une énorme différence.

Prendre le temps de créer sa vie, de réaliser les visions de son cœur, demande souvent de s’isoler du monde, de se concentrer pendant de longues périodes de temps sur l’œuvre en cours de création. Cela demande de mettre les autres à distance, et, parce qu’une telle concentration est rare dans le monde, cela exige de se protéger férocement contre les interruptions.

Cela fonctionne très bien quand on prend la peine d’expliquer à nos proches l’importance de notre démarche et sa signification ; et quand nous avons des conversations audacieuses où nous leur expliquons que nous ne les fuyons pas mais prenons au contraire le temps d’être plus en alignement avec nous-même, ce qui nous rend en réalité plus disponibles pour eux, puisque nous ressentons l’intense satisfaction de nous être écouté et d’être allé au bout des exigences du projet ; et parce que nous avons créé quelque chose, nous avons créé du sens dans notre vie.

Si l’on regarde la vie – de la plus petite bactérie au système d’interrelation entre tous les organismes vivants de la planète – on réalise rapidement que le but de la vie est de créer plus de vie. Il me semble en tous cas que vivre c’est désirer croître, avoir la curiosité de se demander jusqu’où l’on peut aller dans notre existence. Mais je m’écarte du sujet… ou peut-être pas tant que ça.

Si vivre c’est créer alors limiter sa propre créativité c’est limiter son sentiment d’être en vie. Et voir ceux qui créent/vivent sans se limiter, c’est être déchiré par la morsure de ses propres empêchements.

La question n’est pas simple. S’autoriser à vivre, à créer, à faire, à être, c’est tout l’enjeu de la maturité. Comprendre la responsabilité de la vie adulte c’est baisser le doigt que l’on pointe vers les coupables de notre mal être, c’est regarder notre reflet et lui sourire en disant: « C’est toi et moi, seuls, qui portons notre présent et notre avenir, notre bien-être et notre ambition ».

Les opportunités se présentent à chaque seconde. Quand mes clients se jettent sur la première porte ouverte venue, je les retiens: « Et si nous prenions le temps? »

Je lis des articles dont le message est, si je le simplifie: « l’individualisme est une mauvaise chose ; encourager les gens à leur propre épanouissement c’est les déconnecter de leur communauté ».

Je lis ces articles et je m’interroge. Parce que je n’y crois pas mais je suis prêt à accepter que je puisse me tromper ; et chaque fois que je parle d’individualisme j’ai l’impression de dire un gros mot.

Ce que je crois c’est que prendre soin de soi est le seul impératif catégorique qui garantisse l’épanouissement commun. Parce que prêter attention aux signaux de son propre corps et de son propre esprit c’est aussi entendre l’ambition fondamentale qui, dans nos veines, nous pousse à vouloir entrer dans notre propre expansion.

Et cette expansion est l’opposée du narcissisme. Elle ne dit pas: « spolie les autres pour t’agrandir » mais « trouve ce qui a peur en toi et développe ton courage ; trouve ce qui désire en toi et développe ta créativité ; trouve ce qui est unique en toi et développe l’audace de l’exprimer ».

Être individualiste c’est reconnaître cette réalité: même si nous sommes tous en interrelation, nous sommes tous, aussi, différenciés ; nous sommes ce mélange singulier de génétique et de culture qui n’existe qu’une fois dans le monde et nous sommes la seule conscience au monde qui soit présente avec nous 24/7. Nous sommes la seule entité à ressentir précisément ce que nous ressentons, à savoir naviguer dans nos circonstances comme cela est bon pour nous, à savoir ce que nous désirons réaliser et à pouvoir choisir les meilleurs outils pour le réaliser.

Être individualiste c’est reconnaître la beauté de chaque destin, de chaque cœur, de chaque parcours. Si je prône la responsabilité et l’autonomie c’est pour me rappeler que c’est à moi seul d’assumer les conséquences de ma communication et de mes actions, y compris et surtout quand il s’agit de réaliser ma vie.

Alors ne m’interrompez pas sous prétexte que moi je travaille et vous non ; sous prétexte que je respecte mes priorités en prenant du temps pour me connecter à cette singularité qui vit en moi, qui est cachée par des décennies d’influence culturelle et qui demande à s’extraire de la masse des bâtiments qui ont été construits sur elle, pour s’exprimer enfin et s’élever dans le monde.

C’est plus tard, dans la rencontre de nos singularités individuelles, que les étincelles créatives se manifesteront et que le monde changera. Parce que chacun aura écouté sa réalité et l’aura partagée et que mélangées, ces réalités en auront enfanté de nouvelles. Et si, au lieu de vous accrocher à moi comme à une bouée de sauvetage, si au lieu de vouloir m’arracher à ma concentration, vous preniez le temps de vous installer – il y a de la place sur cette table – avec vos outils pour vous connecter à votre propre vie et la réaliser ?

(crédit photo: Denisse Leon sur Unsplash)