Dilutions

La salle est dorée quand je la regarde à travers mon verre. Un haut parleur crachotte une musique que j’ai oubliée avant de l’entendre. Les glaçons à moitié fondus sont des cadres qui mettent en valeur les micro scènes en train de se dérouler dans le bar. Là un couple en train de s’engueuler, là un mec en train de lire les textos de sa copine pendant qu’elle est aux toilettes, ici un mec en train de griffonner sur une serviette en papier – sûrement en train d’attendre un rencard qui ne viendra pas. Je repose mon verre. Le filtre du bourbon est trop déprimant.
Laurent revient de fumer sa clope. Il se laisse tomber dans le cuir élimé du canapé, mate le cul de la fille qui revient des toilettes et surprend son mec en train de fouiller dans son téléphone. Elle fait semblant de rien. Elle doit vraiment avoir envie qu’il rentre avec elle ce soir.
– J’arrive pas à réaliser que je pars la semaine prochaine !
Je m’arrache à mes pensées.
– C’est complètement dingue. Ca fait combien de temps que t’es rentré de Phnom Penh ? Un an ?
– Deux.
Deux ans. Mais je ne l’ai pas vu beaucoup. Il était à Paris, moi à Bordeaux. J’ai l’impression que c’était hier.
– On viendra te voir cette fois, c’est sûr.
Il acquiesce sans avoir l’air convaincu. Je trouverai sûrement des excuses : pas assez d’argent, trop de travail… Je déteste quand je fais ça. Je termine mon verre. Les glaçons ont fondu et tué le goût du cocktail. Ce soir tout est dilué : mon humeur, mon enthousiasme, mon énergie, ma tristesse. Je ne veux pas qu’il parte. Il est ce que j’ai de plus proche d’un vieil ami. Cela fait dix ans que je le connais. Après avoir été fâchés trois ans, les choses commencent tout juste à aller mieux entre nous.
– Tu vas faire quoi avec Sophie ? je lui demande.
– Rien. Elle est collante. C’était une connerie, j’avais pas vraiment envie d’une histoire.
Je l’ai poussé dans les bras de cette fille, pour qu’il oublie son ex, qui l’a jeté de manière dégueulasse pendant un voyage à New York. Je me disais que ça l’aiderait à tourner la page. Ça n’a pas été le cas. Il fait tout pour convaincre son ex de le suivre au Mexique. Il rigole :
– En plus le sexe était pourri.
Je souris.
– Qu’est-ce qu’il y a, mec ? T’es pas super réceptif.
Je m’étire.
– Je suis fatigué.
– Bullshit ! Je te connais mieux que ça. Qu’est-ce qu’il y a ? T’es flippé parce que tu dois agir comme un adulte maintenant.
La fin de sa vanne est étouffée par le verre qu’il porte à sa bouche mais ça ne m’empêche pas de l’entendre.
– Ça te change de tes habitudes de gigolo.
Je ne me défends pas. Il soupire.
– Je te paye un autre verre. Avec un peu de chance, ça te déridera.