La neutralité du changement

Je suis assez choqué, sur le site des impôts, de lire cette phrase.

Il y a tellement de choses qui ne vont pas avec cette incise que je ne sais pas par où commencer.

Déjà, il est temps d’en finir avec l’idée que les choses qui finissent sont malheureuses, qu’elles sont négatives, que la tristesse (plus souvent, la nostalgie) qui les accompagne est une chose malheureuse.

La rupture, la perte du lien, la mort, même, sont des événement de changement important, qui déstabilisent, mais qui ouvrent aussi la porte à des réaménagements identitaires profonds, à des changements de paradigme aussi importants que la rencontre, la création d’un lien ou la naissance d’un enfant.

Comment se fait-il que notre culture associe une telle charge négative au changement ? En particulier au changement lié à la perte, mais au changement en général), au point qu’un document officiel, envoyé à TOUS les contribuables français, se permette d’émettre un jugement sur un événement de vie individuel et intime.

Je n’ai pas vécu mon divorce comme un événement malheureux, merci, pas plus que les décès qui ont émaillé ma vie, pas moins que la naissance de mon fils, pas plus que mes ruptures amicales ou romantiques, pas moins que mes rencontres amicales ou romantiques, ou les formations que j’ai suivies, mes succès et échecs professionnels, bref tous les moments charnière de ma vie.

Je suis choqué qu’en 2018 on en soit encore à associer divorce et malheur. Je crois que c’est un automatisme, une sorte d’association d’idée inconsciente, un paradigme que l’on a oublié de questionner et qui, pourtant, a des conséquences désastreuses.

Je connais autant d’enfants de parents divorcés tristes de la séparation de leurs parents que d’enfants de mariages ratés tristes que leurs parents n’aient pas divorcé. Et pourquoi ne l’ont-ils pas fait ? Parce que le divorce est socialement stigmatisé comme un échec.

Il faut du courage pour accueillir le changement, quelque changement que ce soit. Je vois tous les jours défiler dans mon bureau, des personnes qui sont terrorisées à l’idée de faire de la place dans leur vie pour un de leurs plus anciens rêves. Écrire un livre, c’est juste mettre des mots sur la page, c’est juste poser sur le papier l’histoire qui nous trotte dans la tête. Pourtant, il y a, derrière cette simple décision, un entrelacs d’associations émotionnelles plus ou moins lourdes. Ecrire c’est s’autoriser à s’exprimer, c’est poser sa voix à soi sur le papier, c’est montrer une part de sa vulnérabilité. Et tout ça est totalement OK et sain et salutaire mais pour une raison toute simple, c’est aussi terriblement terrifiant.

La peur d’être rejeté, la peur d’être ignoré, la peur d’être vu, la peur d’exister même parfois, peuvent freiner nos décisions, celles qui ont une vraie incidence sur notre qualité d’être et notre plaisir de vivre.

Je lutte moi-même contre cette croyance que difficile = mieux. Si c’est facile, ça n’a pas de valeur, je me dis. Mais c’est faux. Souvent c’est précisément dans qui est facile pour soi et difficile pour d’autres,  que nous découvrons notre vraie valeur. Ce que je peux faire avec aisance, c’est ce que je dois faire en priorité (entendons-nous bien, je ne parle pas d’allumer la télé ou de cliquer comme un zombie sur lien après lien trouvé sur les réseaux sociaux) parce que cela aidera ceux qui ont plus de mal à le faire.

Je suis ravi d’avoir une comptable, par exemple, et je ne crois pas que ce soit particulièrement difficile pour elle de classer mes dépenses dans les bonnes cases et de remplir des fichiers Excel alors que pour moi, c’est un enfer, cela me paralyse, mon cerveau court-circuite dès que je décide de m’atteler à ces tâches-là.

C’est dire s’il est important de repenser nos paradigmes. Constamment, nous avons des choses à changer sur la façon dont nous voyons le monde à notre insu, sur les catégories que nous avons assimilées sans le vouloir, sur les représentations que nous tenons pour des vérités absolues.

Notamment la place d’événements charnière dans l’équation du bonheur. Non, ce n’est pas toujours un événement heureux que la naissance d’un enfant. Non, ce n’est pas toujours un événement heureux qu’un mariage. Et inversement, le décès d’un proche ou la fin d’un couple n’est pas non plus événement malheureux. Tous ces événements sont de simples incidents, des étapes dans le dessin d’une vie, des traces progressives laissées sur le rouleau de nos existences et qui, rétrospectivement, composent l’estampe de notre passage sur Terre.

Ce message du gouvernement témoigne d’une vision à court terme, d’un regard focalisé sur l’aspect temporaire des émotions plutôt que de la vision qui découle d’un regard intéressé à la construction d’une psyché, à la réalité de l’évolution d’organismes complexes.

La neuroscience sait que c’est dans la tension que les nouveaux chemins neuronaux se construisent, dans le conflit que l’on développe (physiquement) de nouvelles ressources mentales, émotionnelles, psychiques…. C’est en sortant de ce que l’on connaît, en accueillant le changement, en osant faire ce que l’on ne sait pas encore faire. Parfois cela implique de couper des ponts, parfois cela implique d’en créer, parfois cela demande d’avancer avec la peur au ventre, la tristesse au cœur, d’autres fois de se mettre en colère et parfois aussi de rencontrer l’euphorie.

J’ai lu quelque part, en passant, que la joie était notre mode par défaut et que nous devions nous servir de nos émotions pour savoir comment agir pour augmenter la joie dans notre vie. Quand une relation n’est que crispation, frustration, tristesse, quand les valeurs à l’intérieur d’un couple, ou d’une amitié sont incompatibles ou pas compatibles de façon optimale, quand vos objectifs de vie et le contexte professionnel dans lequel vous êtes ne peuvent pas coexister, n’est-il pas plus malheureux de maintenir la situation à tout prix que d’accueillir sa réalité et d’y mettre fin ?

Parfois je me demande à quoi sert ce que je fais, à quoi bon écrire si je n’ai pas quelque chose à changer, si ce n’est pas pour porter un message fort. Et puis je lis un mot sur le site des impôts, j’entends une conversation dans la rue, j’ai un échange de sms avec un client, et je réalise que ce n’est pas que je n’ai pas de message fort, c’est que je vis tellement avec que j’oublie de le voir pour ce qu’il est : un autre avis, un autre regard, une opportunité de croissance pour le monde.

Si je peux, dans ma vie, contribuer à ce que davantage de personnes voient le changement comme une chose neutre, comme une opportunité de se diriger vers plus de joie (même si ce n’est qu’au terme de plusieurs ricochets: une rencontre joyeuse devient une relation toxique devient une rupture devient la rencontre avec son autonomie émotionnelle, devient une plus grande joie à être soi dans la rencontre avec l’Autre (je le précise pour échapper à l’ambigüité: l’Autre, c’est l’altérité, ça n’est pas une personne particulière, c’est tout ce qui n’est pas moi dans le monde)), alors j’aurai contribué de manière utile.