Les deux plateaux de la balance de l’art

J’ai acheté Fallout 4 avant sa sortie.

Je suis toujours hésitant avant d’acheter un jeu vidéo, parce que j’ai des goûts très spécifiques en la matière, et parce qu’il y a beaucoup de jeux sans intérêt. C’est pourquoi je regarde toujours les critiques avant d’acheter un jeu, je cherche des mots clefs bien précis: « ambiance », « immersion », « expérience ».

Là où de nombreux joueurs se plaignent des graphismes ou du gameplay, je cherche les histoires travaillées, les productions innovantes, et surtout les jeux qui se détachent du lot par l’univers qu’ils proposent.

Je connais Fallout pour avoir joué à certains des précédents titres de la série, et je travaille sur Western à Tchernobyl, qui est très directement dans le même genre: western post apocalyptique. Les jeux vidéos sont pour moi une porte d’entrée vers d’autres réalités. Bien faits, ils ont cette faculté à nous immerger dans des mondes que nous ne connaîtrons jamais de première main, à nous faire interagir avec notre futur, notre passé ou nos rêves et cauchemars.

En tant qu’auteur, j’ai besoin de cette multiplicité d’expériences, elle me nourrit. Il est des expériences que je ne vivrai jamais dans le monde, et il en est d’autres que je préfère ne jamais vivre dans le monde (sentir l’adrénaline d’une fusillade est en tête de cette liste).

Je ne joue pas aux jeux vidéos pour l’aspect stratégique du jeu. Pour ça, je préfère me réunir avec des amis autour d’un jeu de plateau bien physique que me confronter à une intelligence artificielle.

Je ne joue pas non plus pour l’histoire, ce qui peut sembler paradoxal venant de moi. Pour ça, je préfère le jeu de rôle sur table, réunir quelques amis et construire des intrigues pour eux. Être l’auteur de leur imaginaire plutôt que son acteur.

Je ne joue pas pour « battre le jeu », cela m’a toujours semblé futile. Je ne « termine » quasiment jamais les jeux que je commence. J’y reviens, pendant des années, par petites touches, pour les sensations qu’ils me procurent. J’aime le chemin, pas la destination.

Bref, aujourd’hui, pour maintenir l’anticipation (je ne jouerai sans doute pas avant dimanche, rapport à ma disponibilité), j’ai regardé quelques photos du jeu, lu quelques critiques. Cela me permet de me projeter dans l’univers, de devenir plus excité par la perspective de jouer, et je prends du plaisir à cette attente, comme un enfant est tout fou à l’approche de Noël.

L’une de ces critiques contenait ce paragraphe:

Fallout 4 still has issues the series is known for […] the game manages to overcome this small number of issues by simply being brilliant despite its technical limitations. The art direction makes up for the lack of sheen, and the complex world makes it easier to forgive the bugs and other niggles.

J’ai réalisé qu’elle était directement liée avec l’une des grandes difficultés que nous rencontrons en tant qu’artistes (auteurs ou autres): l’acceptation de notre imperfection. J’en fais une généralité parce que j’ai rencontré beaucoup d’auteurs qui étaient en lutte contre cet élément de leur pratique.

Quand nous publions une histoire, nous voyons tout ce qui lui manque, tous les points sur lesquels elle pourrait être améliorée, même si elle est finie, même si elle est assez travaillée pour être intéressante, cohérente, et pour faire rêver ses lecteurs.

Ce petit paragraphe dit tout ce qu’il y a à entendre sur ce sujet: « le jeu réussit à dépasser ce petit nombre de problème simplement en étant brillant« .

L’art comme une balance. Sur un plateau: les imperfections formelles de l’oeuvre. Sur l’autre: la brillance du contenu. Et un choix: sur quel plateau concentrer votre attention, sur quel plateau mettre le plus d’effort, de quel côté faire pencher la balance.

L'artiste inspire le monde
Une création paysagère inspirée par le travail de Miyazaki

Ecrire, créer, vivre, est un jeu de gestion. Gestion de nos efforts, de notre temps, de notre énergie. En tant qu’artiste, je plonge à l’intérieur de mon inconscient et j’en extrais cette matière brute unique, qui surprendra, qui étonnera, qui fera rêver, réfléchir, ressentir quelque chose à quelqu’un. Et l’inspirer à enrichir le monde à son tour.

Ma forme est parfois précipitée, parfois brouillonne. C’est parce que je suis trop occupé à sonder la mine à la recherche de la pépite qui fera briller l’oeuvre de l’intérieur.

Le travail (psy) sur lequel je suis concentré depuis un an consiste à me libérer de la culpabilité de présenter un travail formellement imparfait, à m’autoriser à faire pencher la balance du côté de la brillance imparfaite plutôt que la perfection morne.