Doubles Jeux se déroule dans un Paris futuriste en proie à une pollution meurtrière. La Seine est asséchée, les robots rebelles errent dans les rues, et Stéphane reçoit une mission étrange, trop facile pour être honnête…
Voici un extrait du début de la nouvelle (sortie prévue été 2015):
C’est le matin à Paris. La couche de pollution est faible aujourd’hui, je pourrai peut-être sortir sans mon masque. Je connais les risques mais je ne peux pas me faire à cet appendice. Sortir aujourd’hui, c’est s’enfermer encore plus. Je m’appelle Stéphane Giraud, j’ai 45 ans. Né en 1992, j’ai connu la fin du XXe siècle et la grande Crise de vingt zéro neuf. Mes parents se sont suicidés avant mes dix-neuf ans en espérant que je touche l’assurance vie mais la banque était en faillite et je n’ai rien eu du tout.
Gros passe la serpillière quand j’arrive au café. Il s’interrompt pour me saluer. Appuyé sur son balai, il me raconte sa matinée et le sans ab qu’il a chassé du trottoir. Dans un coin Marie est là, son casque sur les oreilles, les ongles peints couleur carmin. Elle ne répond pas à mon sourire. Dehors une voiture passe à toute allure et heurte une jeune femme sans s’arrêter. C’est une des dernières. Les autres ont été démantelées, les pièces détachées revendues ou récupérées.
Marie ne parle pas beaucoup. Elle écoute sa musique et écrit dans ses cahiers. Je ne sais rien ni des sons ni des mots. De temps à autre, elle me glisse une enveloppe et je fais le job. D’autres fois, elle ne fait pas attention à moi. Je ne sais même pas si elle s’appelle vraiment Marie. Je serais incapable de dire d’où je sors ce prénom, si Gros l’a prononcé devant moi ou si je l’ai lu sur une page du cahier. Ou alors si je l’ai simplement rêvé. Aucune idée. Aucune importance.
Il n’y a pas d’enveloppe pour moi aujourd’hui. Je reste un peu, à siroter un café trop allongé. Le temps dehors ne change pas. L’heure passe, une part de moi, quelque part, a appris que le soleil grimpait dans le ciel, que la lumière augmentait avec le temps qui passe mais rien. La couche de pollution est trop épaisse, les rayons ne descendent pas à ce niveau. Trop bas, trop profondément enfoncés dans les gaz accumulés, dans l’ombre des tours qui s’élèvent, à jamais incomplètes, recouvertes par des bâches de chantier que dévorent la corrosion et l’acidité des pluies.
Je ne reste pas. Bientôt ce sera la cohue et j’ai tendance à éviter les foules. On ne sait jamais quel intégriste suicidaire peut s’y trouver et ils ont la fâcheuse habitude de vouloir emporter de pauvres types dans mon genre dans leur quête du paradis éternel. Ma femme est partie dans les bras de l’un d’eux. Je veux dire… Non, oubliez. Je ne suis pas amer. C’est notre réalité et notre seul choix, c’est l’adaptation. Rien ne peut guérir la folie des hommes et, rendons-nous à l’évidence, rien ne peut venir à bout de l’humanité non plus. Le pire parasite que la Terre ait porté. Et livré sans aucun remède.
Je méprise l’humanité, moi y compris, de simples bêtes soumises aux caprices de la biologie et se targuant d’être évoluées. Mais incapables de raison. Pitoyable humanité.
Marie, avec ses ongles carmins foncé, ses cafés allongés qui refroidissent, sa canette de soda planquée dans son sac. Marie, que j’ai envie d’embrasser.
Je marche le long du lit asséché de la Seine. Les péniches et les bateaux-mouche échoués sur le fond me laissent indifférent. Des gamins sautent de l’un à l’autre en criant et en riant. Ils ont trouvé un robot qu’ils ont démembré et s’en font des déguisements. Du crâne mécanique abandonné dans un coin émane une plainte dissonante.
Je n’invente rien, il faut me comprendre. Tout ce que je consigne ici m’est arrivé. A la limite j’extrapole mais si peu.
Un soir, devant chez elle, j’ai peloté une fille qui est morte deux semaines après d’un cancer fulgurant. Foutue pollution. J’étais en train de tomber amoureux de ses yeux verts.
Je m’installe dans un parc isolé, à quelques pâtés de maison de Notre Dame. Plus personne ne vient ici. Les arbres ont perdu leurs feuilles et dessinent des silhouettes décharnées, fantomatiques, dans la brume toxique. L’endroit n’a plus rien d’apaisant. Je viens y chercher du calme et du silence. Deux rues plus bas, les transactions battent leur plein. Les revendeurs de passage laissent s’étaler les pans de leurs toiles et disposent la marchandise de contrebande sur le tissu. Au moindre signe de passage des agents de contrôle, les sacs sont repliés, chargés sur les épaules, et les foules dispersées. La police arrête vendeurs et acheteurs sans distinction. Les bons jours, elle passe sans voir le manège du marché noir. Les mauvais jours, les corbillards rappliquent pour ramasser les victimes.
Je n’achète rien. J’ai appris à cultiver mon autonomie. L’argent que me rapportent les contrats de Marie, je le mets de côté et une fois par an, je modernise mon matériel. Pourquoi continuer à travailler si je n’ai besoin de l’argent que pour rester compétitif ? Parce que sans travail je meurs. L’ennui et moi n’avons jamais fait bon ménage. Quand je ne fais rien, je commence à réfléchir. Et si je réfléchis, je m’enfonce dans la déprime. Du genre de celles qu’on ne guérit qu’à coups de pilules.
Une voix craquèle le silence:
– Monsieur Giraud ?
Je me tasse dans le banc, comme si la brume pouvait me recouvrir et m’aider à disparaître. Rien de bon n’arrive jamais lorsque quelqu’un vous trouve au milieu de nulle part.