À quoi ressemble mon quotidien d’auteur ?

Maintenant que j’ai décidé d’arrêter de fuir l’écriture, mon quotidien a changé. Je passe beaucoup de temps à ne rien faire. Je suis assis ou allongé sur le sol et je rêvasse à l’histoire. Il n’y a pas toujours des images. La plupart du temps ce sont surtout des sensations un peu floues. C’est cette période que Lynda Barry appelle « attendre qu’il se passe quelque chose ». Au bout d’un moment, plus rien ne se passe, alors je me mets à écrire. Je ne sais pas ce qui va sortir, même si je connais la fin de mon histoire. J’écris en sachant où je vais mais sans le savoir vraiment. C’est ce paradoxe de la créativité : même si j’ai une vision de la destination, c’est plus une sensation qu’un truc que je peux décrire avec clarté.

Pour écrire, soit j’arrive à m’abstraire du processus, soit je dois aller chercher chaque mot consciemment. Dans ce cas, je sais qu’il y aura pas mal de déchet, pas mal de choses artificielles, trop marquées par mon état émotionnel. Dans le premier cas, au contraire, je suis comme traversé par l’histoire. Je n’ai pas réellement conscience de ce qui se dépose sur la page, je le découvre après coup et j’ai décidé que c’étaient ces morceaux-là qu’il me fallait préserver, conserver dans des écrins comme de précieuses poussières d’univers arrivées jusqu’à moi.

C’est dans les mots qui éclaboussent la page sans que je ne les ai choisis, mesurés, calculés, que se trouve le sens de l’acte créatif pour moi. Mon travail c’est de me mettre en lien avec cette source mystérieuse, et de fabriquer le meilleur support pour sa mise en valeur, pour qu’elle atteigne d’autres regards et transporte d’autres âmes.

J’aligne les mots jusqu’à sentir que j’en ai assez écrit, assez dit pour construire une histoire complète, avec son début son milieu et sa fin, sa structure plus ou moins classique, un cheminement des personnages qui tienne ses promesses. Et quand tout est fini, j’imprime le résultat et l’oublie quelques semaines pendant lesquelles je travaille sur autre chose, souvent quelque chose qui a peu à voir avec l’écriture. Je m’autorise des flâneries, je lis, je m’abrutis de films. Pendant que je produis je supporte mal de sortir, d’interagir avec le monde, j’ai besoin d’isolement. Si je lis, ce sont des passages piochés au hasard dans les livres qui traînent sur mon sol, sur mes tables, pour emprunter quelques mots en désordre.

Puis je relis le texte et je prends des notes. Je le repose et je recommence à faire autre chose. J’attends qu’émerge une vision du sens et de la forme du livre. C’est avant de les avoir trouvés que je sors ciseaux et ruban adhésif et que je sculpte le texte. Je l’accroche aux murs, aux fenêtres, à l’affût d’un rythme et d’un découpage visuel qui me parle de l’histoire.

Une fois que je l’ai, je réécris.

Je reproduis sur l’ordi le découpage qui s’étale sur mes murs. Et je complète, je coupe, je reformule. Je réimprime, je relis. Je reformule à nouveau. Je coupe à nouveau.

Et puis c’est fini. Je publie, ce qui peut vouloir dire que j’envoie le texte à un éditeur ou que je le diffuse sous mon propre label. Et puis, je commence le livre suivant.

Et au milieu de tout ça, la flippe. Le mort de trouille que je ne sache plus faire, la frousse d’avoir perdu le contact avec le livre, avec les mots, de n’avoir ni le sens du rythme ni la compétence pour exprimer ce que l’histoire me confie.

Parce qu’écrire, malgré les méthodes éprouvées, les outils, et l’expérience, c’est toujours un peu un saut dans le vide. Oui, il y a l’habitude et les repères que celle-ci nous donne, la capacité de reconnaître un ralentissement de productivité et de ne pas craindre pour notre compétence, d’y voir plutôt l’indication d’un manque de clarté sur l’étape en cours ou celle à venir.

Mais l’espace d’une seconde ou d’une journée, il m’arrive d’oublier. Et de croire que j’ai tout perdu, que je n’ai jamais su faire, que je suis foutu, que toutes ces années passées à construire et renforcer mon expertise technique, l’ont été en vain.

Je fais l’effort d’avancer quand même, et le passage à vide laisse la place au projet. Ça va mieux. Je respire. J’avance. Je progresse.